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Au bord de l'étang

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    Par la fenêtre grande ouverte, il contemple les lanières verdoyantes du saule qui frémissent timidement dans un balancement mou. Il est cinq heures trente, de cette foutue matinée du 1er juillet.

De la pièce voisine, déboulent par salves régulières, des bourrasques lyriques et guerrières. Mireille orchestre rageusement sa horde de ronflements, autoritaires, bourbeux, porcins. 

S'il avait été moins pingre, juste un peu moins, il aurait avec ravissement commandité sa fin de vie.

L'air, qui perfidement se glisse dans la chambre, est déjà lourdement empesé de fièvre. Il est le messager qui annonce la fournaise. Assurément elle s'en vient, tranquille, meurtrière.

Barnard laisse ses cent trente kilos s'étaler sur la surface de son lit. Il fond, humide, il ruisselle, il se vide et imbibe les draps. Pour faire entrer de l'air dans l'arbre fibreux de ses poumons, il doit le vouloir, être hargneux, se concentrer et organiser ses efforts.

La journée ne fait que commencer, elle sera comme une haute montagne, sévère et rude à l'escalade.

Aucun bruit ne parvient de l'étang, les oies, les canards, la volaille s'affairent en sourdine, dès lors à l'économie, prévoyants ou fatalement harassés.

D'un mouvement vigoureux qui lui arrache un grognement, il extrait son buste de l'inertie et se redresse. Il est temps d'aborder la routine, il fait jour donc il faut se lever. C'est comme ça que les choses sont réglées, ici. Et ici, c'est chez lui. La maître, c'est lui.

Une fois debout, il franchit le seuil de sa tanière et parcourt la ligne droite du couloir de sa démarche éléphantine. Il va se faire un bon café, ce projet le réjouit. Dans la cuisine, il se saisit d'une vieille casserole aux parois bosselées, la remplit d'eau et la dépose sur la grille de la cuisinière, en proie aux flammes orange et bleues qui l'habillent d'une corolle. Il ajoute  ensuite plusieurs cuillères à soupe d'arabica moulu et de chicorée dans le liquide frissonnant, mélange cette potion avec délicatesse et laisse le nectar brun bouillir quelques longues minutes. Sur la cafetière en verre, il place un porte filtre éculé, positionne un cône en papier à l'intérieur et y verse précautionneusement le breuvage brûlant.

Attablé face à la large baie vitrée, il scrute l'étang, il ausculte son domaine. À petites lampées, il absorbe la boisson, la déglutit lentement et lâche un râle de plaisir après chaque gorgée.

"Et dire que cette feignasse que j'héberge depuis au moins dix mois et qui pionce, là-haut, au 1er étage, se contorsionne le visage de grimaces dégoûtées dès que je lui en propose une tasse ! Rafaël, qu'il se nomme. On ne le verra pas pointer sa truffe avant onze heures ! Pauvre type, papilles décadentes, rien que d'y penser, ça m'agace ! Il y a des paires de claques qui se perdent !"

Barnard s'immerge à nouveau dans sa dégustation.

"C'est calme aujourd'hui. Bizarrement calme. Anormalement calme, bon Dieu !"

Il détaille la parcelle, de son regard suit le contour de la vasque du petit lac, fouille les touffes de roseaux, caresse le velours des herbages qui tapissent les rives.

"Où sont donc passées ces sagouines de brebis, foutrebleu ! D'habitude, elles pâturent en patrouille indisciplinée, escortées de la milice revêche des oies. Y a un truc qui colle pas ce matin. Qu'est-ce que ces godiches ont encore tramé pour me pourrir l'existence !"

Barnard vide son bol rapidement, quitte la cuisine et achemine son adipeuse masse vers la bergerie, circonspect et tourmenté. En s'approchant, il constate que l'entrée du hangar est fermée par la barrière de bois. Sa respiration se précipite, l'air qu'il expire siffle et emboîte la cadence de sa foulée difficile. En été, l'étable n'est jamais close pour que les animaux soient libres de brouter à la faveur de la fraîcheur nocturne. Son cœur se gonfle et enfle, prend toute la place dans sa poitrine, s'efforce d'accélérer et s'épuise. Péniblement, il arrive à l'abord de la grange, ses cheveux sont plaqués sur son front et libèrent un flux continu d'énormes gouttes de sueur qui irriguent la peau carminée de ses bajoues. Ses jambes sont floues et le soutiennent à grand peine. D'une main, il s'appuie sur le chambranle en pierres de la remise et porte son regard à l'intérieur, perquisitionne la pénombre et cesse dès lors de respirer.

La bergerie exhale un fumet méphitique. Mêlés à l'odeur forte et rassurante des bêtes, s'invitent l'haleine du carnage et l'assaisonnement de la mort. Des pestilences de boyaux se marient à la fadeur ferreuse de l'hémoglobine. Barnard ne peut se détacher de la mise en scène effroyable qui incruste sa rétine. Théâtrale et tragique, la fresque macabre qui s'offre à lui le subjugue et le soumet à la paralysie. Il dévore ce tableau, l'emmagasine dans sa mémoire, oscille, comme marabouté, entre dégoût et fascination.

Une floraison, une marguerite plus précisément, occupe le cœur de l'étable. Les dix brebis, égorgées, sont disposées en cercle, allongées côte à côte, tout en blancheur laineuse. Leur gorge ouverte et saignante évoque la touche écarlate délicate qui borde l'extrémité des pétales de pâquerettes. Au centre de la couronne animale, repose le cadavre d'un homme. Vêtu de noir de pied en cap, sa tête baigne dans une aura cramoisie, une abondante larme de sang coagulé rubiconde.

Barnard, peu à peu, revient à lui. Une vague le submerge, une déferlante de suffocations respiratoires l'oppresse, il chouine comme un chiot qui a perdu sa mère.

"La Verrue va pas supporter... Ses moutonnes suppliciées... Il faut pas qu'elle voit ça, bon Dieu ! Merde, Rafaël, merde, merde !"

Le soleil s'invite au concile et darde ses rayons à l'intérieur de la grange, illuminant le décor d'une phosphorescence divine. Un éclair scintillant vient éblouir la vision de Barnard. Celui-ci, intrigué, entrouvre la barrière et pénètre dans la remise. Il s'approche lentement de la dépouille rafaëlienne et reconnaît immédiatement, gisant dans la paille souillée, son rasoir. Il s'agenouille, d'une main tremblante se saisit de l'objet. Il détaille la longue lame entretenue avec soin, caresse le manche travaillé où sont gravées les initiales de son grand-père. Barnard sanglote, désespéré.

"Mon rasoir, Papy, mon rasoir."

Les secondes s'égrènent, sordides, méchantes. Le vent tourne enfin dans sa cervelle. Révolus l'épanchement lacrymal, les mièvreries femelles, il se relève, le regard brutal, d'une froideur de marbre, sort de la grange et se dirige vers l'étang. Les deux pieds plantés dans la vase de la rive, il délivre à son rasoir les derniers sacrements, dépose ses lèvres sur le manche patiné en un baiser d'adieu et, d'un geste olympique, catapulte la lame dans les eaux sereines du lac. Une grande bolée d'air, riche d'aromates marécageux, lui ballonne les poumons. Il s'en retourne vers la maison.

"C'est maintenant que les emmerdes vont rabouler !"

Devant la baie vitrée, il aperçoit Mireille qui lui adresse de larges gestes et s'empresse de venir à sa rencontre en gesticulant.

  - Ah ! Tu es là, mon Babar ! Tu as rentré les bestioles ? hurle-t-elle.

  - Casse-toi de là, La Verrue ! Y a rien à reluquer.

Interloquée, Mireille stoppe sa course un instant puis reprend sa galopade pour rejoindre son époux.

  - Barre-toi de là ! Je t'ai dit de dégager, Triple buse ! Appelle les flics. Y a un cadavre dans la bergerie. Et discute pas, bordel, sinon je t'en colle une.

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***

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CHAPITRE 1

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1940 - Commune de Port Louis.

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    Une douceur de parme enveloppe la bourgade. C'est l'heure du devant jour. La clarté, qui prudemment s'installe, semble sourdre des profondeurs de la terre. Le soleil ne viendra que plus tard.

    Un squelette de chien, au ventre tout en mamelles, anime la ruelle de son trot épuisé. L'animal file en direction de la mer, efflanqué, hanches basses. Dans sa gueule dodeline la dépouille sanguinolente et démembrée d'un rat de belle taille. Les premières lueurs le ramènent au gîte de planches, au grabat où patiente une progéniture vorace, des gueules insatiables.

    Dans la case en bois peint de blanc crème, derrière les volets dont les tons de vieux rose jour après jour s'oublient, Tantanse ne dort pas. Elle garde paupières closes, elle devine l'aurore et la laisse venir. Elle a entendu gémir la petite cette nuit. Elle sait que ses lunes sont de retour, féroces à lui saigner les reins.

    Au bout de quelques soupirs amples, elle étire ses vieilles jambes, allonge son corps roide et enfin quitte la paillasse posée à même le sol. La plante de ses pieds trouve le contact rêche et irrégulier de la natte de paille de canne tressée qui moquette la pièce. C'est l’œuvre de Maya, son unique fille et la seule de la couvée à vivre encore au foyer. Maya est une opiniâtre tresseuse de tout ce que la nature compte de fibres végétales. Elle les façonne, les ordonne, les soumet à sa logique du pratique et de l'esthétique. De quelques lianes folles, elle fait naître des tapis, des ceintures, des chapeaux. C'est le besoin qui crée l'objet.

    Tantanse ravive les braises du réchaud d'une poignée d'herbes sèches, remplit la bouche de fonte d'une ventrée de charbon, puis pose sur la grille le lourd chaudron au cul noirci par des lustres de flamme. Sous peu l'eau frémira, juste le temps pour elle de traverser la cour et de cueillir dans son carré médicinal des pousses de ti baume. Avec application, elle sectionne, une après l'autre, les tiges de gros thym et les collecte dans un kouï. La plante déchirée libère dans l'air mouillé son essaim de senteurs.

    Elle retourne à la case, son butin calé contre sa hanche. À l'aide d'un pilon, elle broie les feuilles jusqu'à obtenir une épaisse purée. Elle humecte ensuite généreusement un torchon d'eau bouillante, le plie en quatre et le place dans un sac de farine vide. Munie de tout son attirail, elle pénètre comme un chat la pénombre tiède de la chambre de Maya. La petite est couchée sur le flanc, ramassée en une boule tout autour de son ventre, douloureuse, la respiration sèche. Tantanse s'agenouille tout contre elle, d'un mouvement délicat l'incite à la bascule et la guide à reposer bien à plat sur le dos. Maya se laisse aller, elle sait la bienveillance que portent ces mains-là. La mère remonte la chemise de sa fille, applique méticuleusement le cataplasme végétal sur l'abdomen sensible et enfin recouvre celui-ci de la compresse brûlante contenue dans le sac. D'un geste doux, elle caresse son front. Peu à peu, le souffle de l'enfant ralentit, retrouve une lente cadence. Tantanse la regarde sombrer dans le gouffre du sommeil puis elle quitte la chambre. Dans un instant, sa silhouette disparaîtra au coin de la rue. Elle se rendra au petit port de pêche, chargée d'un panier de fruits, de légumes et d’œufs. Contre les produits de son modeste jardin, elle trouvera peut-être un poisson, du savon ou de l'huile.

    Hortense, dite Tantanse, a une quarantaine d'année mais son corps n'en a cure et affiche sa débâcle. Il y a trop de peau sur cette chair fuyante. Ça pend, ça plisse, ça creuse des sillons profonds et nombreux. Cette carcasse-là s'est abîmée d'efforts de bête, de charges accablantes, de famines qui ferment l'estomac, de toutes ces infamies qui vous rattrapent ici et vous piétinent l'âme.

    Il y a plus de dix ans qu'elle traîne son veuvage. Victorin, dit Bibine, a succombé naguère, dans d'inhumaines souffrances, à un terrible mal dont on ignore tout. En y réfléchissant, on aurait bien des doutes, des rumeurs vénériennes circulent entre les bouches, mais il est reconnu que certaines maladies savent pourrir la langue de ceux qui prononcent leur nom. Alors on ne dit mot, les regards sont loquaces, les mimiques convenues. Bibine, on le sait bien, était loin d'être un saint. De cette vérité-là, personne ne disconvient.

    Ce bougre-là n'a eu qu'un seul amour, sa coquille de noix. Une barque, que chaque matin, dès l'aube, il s'empressait de chevaucher pour aller à la pêche. Quand Bibine était encore de ce monde, sa tribu, souvent, festoyait d'un chatrou, d'une langouste et parfois d'une daurade. Le temps d'un repas, la joie s'asseyait à la table. Les rires ricochaient d'une œillade à l'autre entre chaque bouchée. Maya était bien jeune, mais sa mémoire préserve précieusement la chaleur délicieuse de ces moments légers partagés avec les siens.

    Son labeur de mer achevé, l'homme regagnait ses pénates au zénith du soleil et s'occupait alors à ses deux grands projets. D'abord, ne pas se dessécher. À copieuses lampées de rhum prélevées au goulot, hydrater sainement son corps et son courage, huiler la mécanique, ajuster les niveaux. Ensuite, plus tard dans la soirée, tout confit par la gnôle, il courait les bouges, les recoins perdus de la ville, à l'affût du jupon qui saurait pomponner son organe d'entrejambes. Au final, le jour suivant venait et tout recommençait, identique, invariable.

    Bibine et Tantanse, c'était une autre vie, c'était avant la guerre.

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***

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INTRODUCTION

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    [ La plage ressemble à celle des Salines à Sainte-Anne, extrême sud de la Martinique.

    Ce décor est voilé d'une clarté pâle, laiteuse, de celle que l'on ne peut saisir qu'avant le lever du soleil sous ces latitudes proches de l'équateur. Après, c'est à nouveau l'exubérance et l'explosion des couleurs qui s'imposeront, piments sur la rétine. À cette heure, l'air est acidulé comme une pastille au citron. Il tourmente l'épiderme, le rétracte, le recroqueville, hérissant chaque poil. Bientôt, il retrouvera sa douceur de sirop et parlera à la peau un tout autre langage.

    Au loin, à l'autre extrémité de l'anse, fondues dans le brumeux, on devine deux silhouettes, deux traits fins au pinceau posés sur l'aquarelle. Elles se rapprochent lentement. On distingue une femme, elle se tient les pieds dans l'eau. L'homme s'arrondit sur le long bout de bois qui prolonge sa main droite. On ne sait s'il le soutient, faisant de lui un bancal trépied, ou s'il lui permet juste de fouiller habilement le sable durci pour y débusquer quelques coquilles à mollusques ou tout autre trésor, que, de toutes les façons, son impitoyable raideur contraindra à laisser en place. Elle enchaîne chaque foulée d'un geste retenu, ralenti, tel un échassier, adaptant ainsi sa vitesse aux déplacements sinueux du vieux qui semble asservi au trajet aléatoire de l'extrémité de son bâton. Elle est d'une maigreur extrême, de celle que revêtent les cancéreux en phase terminale. Seuls ses vêtements de coton blanc parviennent encore à dessiner, dans un flottement mou, la forme de ce que fut son corps, sa chair avant qu'elle ne se dissolve. Sa tête est enveloppée d'un foulard aux motifs elliptiques et aux teintes criardes sur lequel est rivé un chapeau de paille aux bords effrangés témoignant de son grand âge. Pas le moindre cheveu ne s'échappe de cette citadelle. D'ailleurs, lui reste-t'il encore des cheveux ? Sa peau de rousse, fardée à l'orange cuivré par les assauts inlassables du soleil, est éclaboussée d'une myriade de petites tâches brunes confluentes lui donnant l'aspect d'un antique parchemin. Son regard se plait à dériver loin en avant, vers l'autre extrémité de la plage, il est en paix. Enfin, il est en paix.

    Le vieux, lui, se décrit comme une sphère, une outre abdominale plantée sur deux tiges de bambou cagneuses. Il ne se déplace pas, il claudique, il est sur pilotis. Il défie, à chaque souffle de l'alizé, les lois de l'équilibre, fragile mutant installé entre le crabe et l'insecte. Il est en noir et blanc. Noir comme la réglisse, le 100% cacao de sa peau. Blanc comme le lait, le 100% sucre raffiné de ses cheveux, cils, sourcils et toute autre pilosité qu'il héberge. Son regard est exclusivement plongé dans la vase sableuse que lèchent régulièrement des vaguelettes tièdes et mousseuses.

    Les deux personnages se rapprochent encore, et encore un peu plus, jusqu'à distinguer avec netteté les traits de leur visage. ]

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    Céleste se relève brusquement, se retrouve assise dans son lit. Elle a inhalé sa salive, elle tousse, crache, cherche éperdument à faire entrer de l'air dans sa cage thoracique. Elle fait un bruit de locomotive à vapeur lancée à plein régime. Ce n'était pas un rêve, c'était comme une vision. La femme de la plage, cette vieille, c'est elle. Elle en est sûre. Elle ne connaît pas le vieux, elle ne l'a jamais vu.

    Céleste se rallonge, retrouve une respiration docile. Céleste fixe le plafond longtemps.

       Céleste finira par se rendormir.

​

***

INTRODUCTION

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    Je ne me souviens pas de l'exact moment où j'ai pris conscience de mon existence. Il est probable, en y réfléchissant, que tous mes sens se soient développés en même temps, dans une même cadence, dans un élan, en symbiose, collectif. Un peu comme se met en place le tissu électrique d'une habitation. Dans chaque mur de chaque pièce se glissent les gaines et les fils auxquels sont reliés les prises, les interrupteurs et les ampoules. Le corps entier de la maison se quadrille de ce fin réseau destiné à convoyer l'onde sensorielle. Une fois l’œuvre achevée, le courant peut alors être lâché. La porte du toril libère alors enfin le grand fauve d'ébène. L'énergie vitale, éveillant chaque cellule, fait jaillir la lumière, transformant la maison en aveuglante torche.

    Je suis née d'une cascade d'émotions, d'une explosion de saveurs, d'un déferlement de senteurs, d'une chorale de sonorités, d'une infinie mosaïque de couleurs telle une pluie de diamants et cette vague si dense, si intense, a levé sur ma peau des nuées de frissons en rasades, a sorti de mes tripes ce charnel gémissement comme un chant de sirène.

    Mon espace est clos. Ses limites sont molles. Elles me font un jardin, j'y cultive le bien être. J'aime tant m'épuiser à plonger, à m'élever, à me vriller sur mon axe, à accélérer mes rebonds contre les parois élastiques de ce monde. Je dois être un poisson. L'enceinte où j'existe est remplie de liquide. Pourtant je ne sais pas encore ce que c'est qu'être mouillée. Je trempe et je macère sans connaître l'humide. Cette eau, aux reflets verts, a l'amertume délicieuse de l'amande. Je la laisse entrer dans ma bouche, la garde prisonnière, la fait onduler sur ma langue, caresser mon palais. Mes papilles capturent ses parfums, la déshabillent de ses substrats et puis je la recrache, vidée de sa matière pour ensuite à nouveau reprendre une lampée de liquide nourricier, denrée inépuisable, et m'en gargariser.

    Parfois, une onde métallique traverse ma lagune. Elle passe fugacement, laissant dans son sillage un goût de fer et de goudron. Mon cœur alors s'accélère. Mais très vite, l'ombre se dissipe et aussitôt, j'oublie, je m'apaise.

    Et puis, il y a aussi ce battement profond, cette rythmique lointaine qui jamais ne s'éteint et à chaque instant m'accompagne. Il est mon chef d'orchestre, il me veille, m'encourage. Il est mon protecteur, le grand catalyseur de mon désir de vie.

    Je n'ai pris conscience de la notion du temps, de son inexorable flux, de l'urgence qui l'escorte, qu'avec la sournoise venue de la souffrance. Mon espace, ce royaume vaste où ma fantaisie ne connaissait de limites, peu à peu, me devint étriqué. Mes mouvements, où qu'ils aillent, buttaient sur des murailles. Dans ma bouche, de la bile acide. Dans mon nez, du soufre malfaisant. Dans mes oreilles, des aigus traumatiques. Sur ma peau, des lésions que sillonnait le froid. Il était évident que je ne grandissais plus, je fonctionnais mal, je dépérissais. Instinctivement, je percevais une menace, une présence maléfique que je n'avais auparavant décelée. J'avais peu de temps devant moi, on cherchait à me nuire. Je me devais d'identifier l'ennemi, de le cerner, de le soupeser. Il fallait que je me défende, que je l'écrase. J'entrepris d'ouvrir mes paupières. Elles étaient soudées. Je forçai, tentai de centrer toute l'énergie de mon petit corps au niveau de mes globes oculaires. J'essayai encore et encore, des heures durant, jusqu'à ce qu'enfin cède la fine membrane dans un fulgurant déchirement froissé de sang et de larmes. J'avais ouvert les yeux, mais je ne voyais pas. L'organe était immature, inapte à sa fonction. Chaque battement de cils, le plus infime soit-il, me harponnait la face, transcendait ma douleur. Pourtant, au fond de moi, soufflait une petite voix, entêtée, insoumise. Elle m'encourageait à bouger mes paupières, m'incitait à continuer à attiser le mal comme un remède, une force qui accélèrerait la genèse de mes yeux et me donnerait la capacité de voir. J'acceptai de souffrir longtemps, des heures, des siècles peut-être et puis, soudainement, je le vis, je compris.

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***

Marie Liebart

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Romancière

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